Pour réduire le stock de dossiers bloqués dans les commissariats, une dépêche interministérielle (Justice et Intérieur) incite les magistrats à classer sans suite les affaires jugées trop anciennes ou pour lesquelles aucune enquête n’a été menée
Quand Caty Richard a reçu l’avis de classement sans suite d’une affaire d’abus de faiblesse émanant du procureur de Pontoise, l’avocate a « fait des bonds de cabri ». De surprise, et de stupeur aussi. Car voici le motif invoqué pour stopper toute enquête sur le détournement d’argent au préjudice de sa cliente, âgée de 77 ans : « Vu la dépêche interministérielle en date du 31 mai 2021 visant à apurer les stocks de procédures non traitées dans les services de police et de gendarmerie. » En clair, Me Richard comprend que sa cliente, dont la plainte avait été déposée le 10 janvier 2018 pour des faits commis entre 2014 et 2016, est la victime collatérale de « l’officialisation d’un dysfonctionnement ».
Une dépêche interministérielle (Justice et Intérieur), incite en effet à « la réduction du nombre d’affaires en cours dans les services d’enquête ». Les procureurs doivent prendre des « mesures propres à poursuivre la résorption des stocks de procédures », lit-on encore. Soit, en langage feutré de magistrat, classer les affaires jugées trop anciennes et/ou pour lesquelles aucun acte d’enquête n’a été réalisé. A la réception du dossier classé, Me Richard découvre avec étonnement qu’il est vide : n’y figure que la plainte déposée il y a quatre ans, et rien d’autre. « Tout ce qui a été fait, se désole-t-elle, a été de perdre les pièces que nous avions communiquées. » L’avocate vient de former un recours auprès du procureur général.
Les quatre fiches envoyées aux parquets locaux sont plus claires. « Afin de garantir la cohérence de la réponse pénale, certaines procédures paraissent pouvoir être closes passé un délai de douze à dix-huit mois à compter de la commission des faits », peut-on lire. Ainsi, pour « l’usage d’armes », voici la recommandation : « Il peut s’agir d’une situation ponctuelle quasi régularisée par la destruction du scellé. » Pour les atteintes aux personnes, le délai préconisé est de « six mois à deux ans » après les faits, les infractions routières « six à vingt-quatre mois », les atteintes aux biens « douze à dix-huit mois ».
Tous les procureurs sont vent debout contre ces consignes, mais tous préfèrent garder l’anonymat. « Cette dépêche est humiliante et infantilisante, fulmine un parquetier de province. On nous demande de classer ce que les enquêteurs ne traitent plus. » Et d’ajouter : « Classer alors qu’il y a des victimes, ça n’est pas pour ça que je suis devenu procureur. Les gens déposent plainte sans savoir que, derrière, il y a un système organisé où la justice ne passe pas. » Ce magistrat est désolé d’avoir eu à rendre compte, en décembre 2021 et en juin 2022, à ses supérieurs du nombre « d’affaires réglées ». Plusieurs centaines, dans sa juridiction.
Le rapport des États généraux de la justice, publié en avril 2022, pointait une « crise » de ce service public, avec des délais à rallonge et des « dizaines de milliers de procédures en attente dans les commissariats, parfois très anciennes ». Parquets qui « n’ont d’autre choix que d’organiser le traitement dégradé des stocks, par le biais de classements sans suite à la chaîne. » Cette invitation aux procureurs à se déplacer dans les commissariats et gendarmeries pour purger les stocks s’est traduite, selon un autre parquetier, « par 80 % des affaires classées ». « Au bout d’un moment, argue cette même source, quand on a des plaintes en souffrance, il faut avancer, au risque d’engorger les tribunaux et de ne plus traiter de frais. Quel est le sens de juger un cambriolage ou une conduite en état alcoolique remontant à quatre ans, en 2023 ? »
Mais les piles risquent de vite se reconstituer. « La réforme de la police judiciaire rendrait la situation plus catastrophique encore », estime Caty Richard, pour qui « les enquêteurs seront aspirés par le maintien de l’ordre public ». Les ministères de l’Intérieur et de la Justice viennent de confier une mission à leurs inspections générales afin de « fiabiliser l’état des stocks, recenser les bonnes pratiques et formuler des recommandations ». En attendant, la septuagénaire victime d’abus de faiblesse continue de croiser la personne – un membre de sa famille – contre qui elle a porté plainte il y a quatre ans. la justice française est en ruine !