« Le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure », écrit Hérodote. Pour les Anciens, une justice cosmologique, dont le représentant est Zeus, est à l’œuvre dans notre monde. Jean-Pierre Vernant, dans L’Univers, les dieux, les hommes, revient sur le rôle qu’Hérodote attribue au dieu dans sa théogonie : « Il répartit entre les dieux les honneurs et les privilèges. Il institue un univers divin hiérarchisé, ordonné, organisé et qui, par conséquent, sera stable. Le théâtre du monde est planté, le décor est mis en place. A son sommet règne Zeus, l’ordonnateur d’un monde issu originellement de Chaos. » Pour faire respecter son pouvoir, « Zeus s’entoure en permanence de Kratos, le pouvoir de souveraineté universelle, et de Biè, la capacité de déclencher une violence contre laquelle il n’est pas possible de se défendre. Lorsque Zeus se déplace, où qu’il aille, Kratos et Biè l’encadrent toujours, placés à sa droite et à sa gauche. » Celui qui ne respecte pas la limite fixée par cet ordre premier commet un acte d’hubris, de démesure. Ce crime est puni par le châtiment de Némésis, divin et irrévocable puisqu’il entraîne l’anéantissement pur et simple de l’individu.
La mythologie antique regorge d’exemples significatifs. Ainsi, le titan Prométhée, missionné avec son frère pour répartir les dons entre les espèces vivantes, abuse de sa fonction et favorise l’homme en lui offrant le feu. Zeus le sanctionne et le titan, enchaîné à une montagne, se fera dévorer le foie par un aigle pour le restant de ces jours. Icare, lui, décide de se fabriquer des ailes pour s’échapper du labyrinthe de son père Dédale, mais il tente de s’approcher trop près du soleil ; elles s’enflammeront en plein vol. Le message est clair : l’homme doit rester à sa place, ne pas convoiter plus que de raison les biens terrestres et ne pas ambitionner imprudemment les privilèges réservés aux dieux.
Le muthos et le logos contre l’hubris
L’aède, dont les plus connus sont Hésiode et Homère, a une place particulière dans la société grecque. Il est à la fois maître de vérité et maître de justice : il est le maillon, ainsi que le décrit Platon dans Ion, qui fait la liaison entre les dieux et les hommes. L’aède rapporte les récits du fond des âges par l’inspiration, de sorte que son importance dans la cité ne se limite pas à la simple exposition de ses talents de récitant : il conseille les dirigeants des cités, au même titre que des oracles comme la Pythie de Delphes. Il prend la parole dans les fêtes religieuses, les Jeux, les banquets. Partout la voix des aèdes et des poètes résonne. Partout la volonté des dieux et le crime d’hubris sont rappelés aux hommes de l’Antiquité, qui ne se contentent pas de les craindre via des récits. La justice de la cité s’applique donc selon ce principe. Ainsi Alcibiade, général athénien intime de Socrate, sera condamné pour hubris après avoir insulté les dieux lors d’une parodie des mystères d’Eleusis et pour s’être compromis dans une affaire de mutilation de statues d’Hermès. Cet homme, d’une grande beauté et issu d’une des familles les plus riches d’Athènes, le voilà exilé et banni, son nom gravé sur une stèle d’infamie.
Platon se veut l’ennemi de ces poètes : il défend l’idée que les philosophes sont les seuls détenteurs de la vérité. Pourtant, Platon est autant philosophos (amoureux de la philosophie) qu’il est philomuthos (amoureux du discours mythique, l’opposé du logos philosophique). C’est en effet lui qui, le premier, rapporte dans le Timée et dans le Critias le mythe du châtiment divin subi par les habitants de la légendaire île de l’Atlantide.
[Les Atlantes] n’avaient que des pensées vraies et grandes en tout point, et ils se comportaient avec douceur et sagesse en face de tous les hasards de la vie et à l’égard les uns des autres. Aussi, n’ayant d’attention qu’à la vertu, faisaient-ils peu de cas de leurs biens et supportaient-ils aisément le fardeau qu’était pour eux la masse de leur or et de leurs autres possessions. […] Mais quand la portion divine qui était en eux s’altéra […] et que le caractère humain prédomina, incapables dès lors de supporter la prospérité, ils se conduisirent indécemment, et à ceux qui savent voir, ils apparurent laids, parce qu’ils perdaient les plus beaux de leurs biens les plus précieux, tandis que ceux qui ne savent pas discerner ce qu’est la vraie vie heureuse les trouvaient justement alors parfaitement beaux et heureux, tout infectés qu’ils étaient d’injustes convoitises et de l’orgueil de dominer. Alors le dieu des dieux, Zeus, qui règne suivant les lois et qui peut discerner ces sortes de choses, s’apercevant du malheureux état d’une race qui avait été vertueuse, résolut de les châtier pour les rendre plus modérés et plus sages. » (Critias, Platon)
Memento mori
À Rome, la cérémonie du triomphe des généraux victorieux obéit à des règles censées prévenir les accès d’hubris et éviter tout débordement d’ego. Ainsi, dans son char, le général défile accompagné d’un esclave qui se tient derrière lui. Ce dernier lui murmure à intervalles réguliers la célèbre phrase : « Memento mori » (« Rappelle-toi que tu es mortel »). Un procédé pour s’assurer que l’esprit de l’homme ne s’enflamme pas. Car l’hubris est un feu qui consume l’âme avec des désirs de grandeur et de richesses. Jules César, par exemple, en paye le prix, lui qui ne peut se contenter du titre de dictateur à vie, de celui d’Imperator, de donner son nom à un mois du calendrier. Il mourra assassiné lors des Ides de Mars en -44. Némésis.
Mais cet équilibre de la juste mesure (pan metron) a fini par être menacé puis par disparaître. Les empereurs romains en sont en partie responsables. En effet, ils ont récupéré la mythologie grecque à des fins politiciennes et purement égocentriques : le dieu centralisateur et justicier est dorénavant l’empereur. Les Césars sont divinisés de leur vivant, connaissent l’apothéose, et un culte leur est rendu à leur mort. Ils sont au-dessus du crime d’hubris, et pourtant, dans les faits, le commettent impunément. Jean Bayet écrit ainsi que « l’ordre terrestre de l’Orbis Romanus et son autoritaire hiérarchie sous un seul maître influencèrent les idées communes sur la divinité » (La Religion romaine).
En effet, les mentalités changent aussi vis-à-vis de la spiritualité. « D’une sensibilité plus anxieuse, fruit d’un individualisme plus conscient, naissent encore d’autres besoins spirituels. Désorienté par les hasards ou écrasé par les fatalités de l’existence, le Romain ne trouve nul appui en une religion d’État purement mécanique, en de froids cérémoniels qu’accomplit un magistrat au nom de la collectivité. Il lui faut l’accueil personnel, réconfortant, d’un dieu particulier » (Jean Bayet, La Religion romaine). Certains dieux sont petit à petit préférés à d’autres par un phénomène de syncrétisme. Les cultes à mystères prospèrent, les philosophies se tournent vers le religieux, et on assiste à la naissance du christianisme. Mais aussi à l’agonie d’un monde.
Aujourd’hui, quelques normes sociales, désuètes et hypocrites, nous appellent encore à la mesure. On pourrait faire un parallèle avec notre définition actuelle de l’éthique (en politique ou en finances). Car elle fixe des normes morales à respecter, et s’en affranchir entraîne des sanctions. Mais on a pu constater les effets salvateurs de ce solide rempart contre l’excès et la corruption…
Nous faisons bonne figure, mais les mentalités ont radicalement changé. Il suffit de se rappeler le slogan d’une célèbre marque de baskets : « Dépassez vos limites. » L’hubris ou l’objectif du monde moderne.