Emmanuel Macron nous a habitué à des changements de pied radicaux surtout lors de ses déplacements à l’étranger et après avoir qualifié en Algérie la colonisation européenne de « crime contre l’humanité » il a idéalisé, au détour d’une petite phrase, l’impérialisme lorsqu’il est arabo-berbéro-musulman.
Attitude symptomatique d’une haine de soi doublée d’une condescendance pour les Arabes et les Berbères. Comme si l’impérialisme était ce que les Arabes pouvaient faire de mieux en matière « d’échange culturel » quand les Européens sont au-dessus de tout ça. Comment appelle-t-on l’attitude qui consiste à dénier à l’autre l’exigence que l’on s’applique à soi-même ? C’est tout simplement du racisme !
Reste que parler « d’échange culturel » est plus qu’abusif. L’échange suppose, par-delà les conflits sur lesquels on n’a pas besoin de revenir ici, une tentative d’ouverture réciproque à l’altérité. Or, le moins que l’on puisse dire est que la réciprocité n’a jamais existé dans les relations interculturelles entre l’Orient musulman et l’Occident.
Rappelons que le monde musulman va s’étendre en engloutissant une multitude de contrées respectivement pétries de culture grecque, romaine et latine : Syrie, Palestine, Afrique du Nord, Espagne wisigothique.
Et alors que les chrétiens passés sous domination musulmane vont successivement s’arabiser (notamment sur le plan linguistique), décliner et disparaître (comme en Afrique du Nord et en Espagne), les musulmans se refuseront toujours d’apprendre ne serait-ce que la langue de leurs sujets.
Les musulmans ont beau avoir pris pied dans des pays hellénophones, ils n’apprendront jamais le grec, langue de culture et de science s’il en est. Les traducteurs qui transfèreront la science grecque en arabe sous les Abbassides seront principalement des chrétiens syriaques, maîtrisant l’arabe, le grec et le syriaque.
Même chose en Europe. Les musulmans ont beau empiéter sur l’Europe latine, ils n’apprendront jamais le latin pendant toute leur occupation, qui durera pas moins de 7 siècles.
Pas un seul savant musulman éprouvera le besoin d’apprendre une langue occidentale avant le XVIIIe siècle.
On retrouve la même asymétrie pendant les croisades, lorsque la chrétienté sera, cette fois-ci, en position de force et non plus de faiblesse comme elle l’avait été jusqu’ici : En Syrie, « tout au long des croisades, les Arabes ont refusé de s’ouvrir aux idées venues d’Occident […] De fait, les Francs ont été nombreux à apprendre l’arabe alors que les habitants du pays, à l’exception de quelques chrétiens, sont demeurés imperméables aux langues des Occidentaux », note Amin Maalouf.
En Andalousie, Macron serait d’ailleurs bien en peine de faire état des relations interculturelles. Tous les spécialistes de la période s’accordent pour déplorer la rareté des sources en la matière : « La force du mythe comme la possibilité même de sa déconstruction reposent sur la pauvreté des sources explicitement consacrées au thème de la coexistence entre communautés (…) Quant aux sources arabo-musulmanes, parce qu’elles placent les Arabes au centre de l’histoire, elles n’accordent guère d’attention aux communautés mozarabes [terme qui désigne les chrétiens d’Al-Andalous Ndlr] », rappelle l’historienne Emmanuelle Tixier du Mesnil.
Les chroniqueurs musulmans en Espagne cultivent en effet un silence totalement méprisant envers les autochtones : « la place dévolue au peuple des vaincus est donc minime, se limitant à quelques figures des temps de la conquête, témoins d’un temps qui s’efface », écrit l’historien Cyrille Aillet, qui rappelle qu’ils constituent « une communauté oubliée » dès le onzième siècle, tandis que la littérature latine s’éteint dès le 9ème siècle.
Certes, la frontière ibérique a été un intense foyer de transferts culturels. Mais certainement pas du fait des musulmans, qui affectèrent d’ignorer complètement leurs voisins du Nord, malgré les menaces que la Reconquista faisait peser dès le XIe siècle.
Revenue dans le giron latin en 1085, Tolède devient un pôle majeur des transferts helléno-arabes et islamiques vers l’Europe par l’intermédiaire, une fois de plus, des juifs et des chrétiens arabophones, pour le plus grand malheur du magistrat islamo-sévillan Ibn Abdun, qui condamnait la vente de manuscrits scientifiques aux infidèles.
L’Europe latine découvre le Coran grâce à l’initiative de Pierre le Vénérable. À côté des initiatives scientifiques émergent des projets missionnaires. La création de centres d’enseignement pour arabisants devient une préoccupation pour les franciscains, les dominicains et la papauté à partir du XIIIe siècle.
Mais aucune initiative de ce genre n’apparaît dans le monde musulman, qui « ne semble pas curieux de l’Occident, de sa culture latine, de ses langues vernaculaires, de sa théologie, de ses connaissances intellectuelles ou techniques », rappelle l’historien Olivier Hanne.
Pour Hanne, les musulmans ont « trop confiance dans les sciences issues de Bagdad et dans la langue arabe, véhicule idéalisé du divin, fixée dans sa perfection, pour s’intéresser aux textes écrits en latin, une langue sujette à évolution et à corruption ».
Même l’orientaliste communiste Maxime Rodinson fut obligé de l’admettre : l’Orient musulman « a eu bien moins de curiosité envers l’Occident chrétien avant le XVIIIe siècle que celui-ci n’en avait à son égard ».
Bref, le paradigme de « l’échange » est totalement inapproprié pour rendre compte de l’état des relations interculturelles entre Islam et Occident, ainsi que sa dimension totalement asymétrique.
Pourquoi pinailler sur ce « détail historique » ? Parce qu’encore aujourd’hui, le rapport à l’altérité est l’une des principales tares que le monde musulman traine, avec les conflits que cette fermeture suscite.
Au début des années 2000, un rapport célèbre de l’ONU soulignait que le monde arabe traduisait vers l’arabe cinq fois moins de livres que la Grèce n’en traduisait vers le grec, et que le nombre de livres que les Arabes ont traduit ces douze derniers siècles correspondait à celui que l’Espagne traduit aujourd’hui en une année.
Emmanuel Macron prétend venir au Maroc en ami. Mais il n’est pas sûr que l’on se comporte en ami en édulcorant les faiblesses historiques et actuelles de son partenaire, en réécrivant l’histoire, pour ne lui dire que ce qu’il a envie d’entendre, à l’image de la manière dont on traiterait un enfant immature que l’on a peur de vexer.
Sources :
– Emmanuelle Tixier du Mesnil, savoir et pouvoir en Al-Andalus
– Cyrille AILLET, Les Mozarabes. Christianisme, islamisation et arabisation en péninsule ibérique (IXe – XIIe siècle)
– Bernard Lewis, Comment l’islam a découvert l’Europe
– Amin Maalouf, Les croisades vues par les Arabes
– Olivier Hanne, L’Alcoran: Comment l’Europe a découvert le Coran.
– A. Al-azmeh, « Mortal Enemies, Invisible Neighbours : Northerners in Andalusi Eyes », dans : The Legacy of Muslim Spain
– Guichard, P., & Molenat, J. 2005. Dans al-Andalus, les ulémas face aux chrétiens. In Bazzana, A., Bériou, N., & Guichard, P. (Eds.), Averroès et l’averroïsme : Un itinéraire historique du Haut Atlas à Paris et à Padoue.