Michel Ohayon : le Bordelais qui voulait être roi
Après ses premiers succès à Bordeaux, l’entrepreneur Michel Ohayon a investi dans la France entière. Camaïeu, Gap, Go Sport étaient des emblèmes de sa réussite. Mais son empire est aujourd’hui en train de s’effondrer.
Pour se faire une idée de qui il est, il faut donc interroger ses proches. Michel Pétuaud-Létang, un architecte, fidèle parmi les fidèles, nous décrit son parcours : « Je l’ai rencontré par hasard en 1992. Il voulait faire un grand projet au centre de Bordeaux. Je me dis alors que j’ai devant moi un homme séduisant et ambitieux.” Les deux épithètes reviendront souvent dans la bouche de ceux qui le côtoient. « C’est quelqu’un qui en impose, qui est très affable, très amical, très séduisant, à l’écoute. Il parle beaucoup, fait de longs monologues”, se remémore Philippe Buisson. Selon l’édile de Libourne, sa réussite est d’autant plus remarquable que “ce n’est pas un notable. On ne le croise pas dans les soirées bordelaises. Il n’a pas investi dans les réseaux sportifs comme les Girondins. Il vit sa vie en dehors des réseaux viticoles qui pèsent pourtant lourd ici”.
Son aventure d’entrepreneur commence à Mérignac. Michel Ohayon y débarque avec ses parents après avoir quitté Casablanca alors qu’il n’a que deux ans. “Il est né dans une famille qui travaillait dans le commerce de bonneterie, précise Michel Pétuaud-Létang. Il a entamé des études de médecine avant de revenir au textile. Il a commencé chez Cacharel comme gérant de boutiques, et puis un jour, il a vu un magasin à vendre bien situé, rue Porte Dijeaux à Bordeaux. Il en a cédé la gérance à Célio. Et il a recommencé la même opération plusieurs fois.”
La machine Ohayon est lancée. Il investit dans l’immobilier à Toulouse, à Paris, à Marseille… Il rachète plusieurs hôtels de luxe, dont le Grand Hôtel de Bordeaux. Avec l’un de ses fils, il prend pied dans des écoles de commerce. Au total, la Financière immobilière bordelaise (FIB), sa holding, finira par regrouper plus de 150 sociétés détenues soit par lui, son épouse, ou ses enfants. Michel Ohayon grimpe ainsi à la 104e place des plus grandes fortunes de France en 2022, selon Challenges, avec un patrimoine estimé à plus d’un milliard d’euros. Une puissance financière qui va lui ouvrir de nombreuses portes, et lui permettre de développer des projets, y compris les plus fous.
Parmi eux, on peut citer la rénovation des anciennes casernes de l’école de gendarmerie (ESOG) de Libourne. Sur huit hectares, Michel Ohayon envisage de développer un méga pôle œnotouristique. Il promet d’y investir 600 millions d’euros et fait miroiter plus de six millions de visiteurs par an. De quoi faire briller les yeux de Philippe Buisson : “Je me suis retrouvé dans la position d’un maire à qui on disait qu’on allait lui installer un mini Futuroscope dans sa ville. Mais Michel Ohayon ne ment pas. Il est persuadé qu’il peut le faire. Quand vous l’écoutez, vous avez envie d’y croire.” Le projet sera d’ailleurs bien dessiné par Michel Pétuaud-Létang et le très renommé cabinet londonien Zaha Hadid. Mais quatre ans plus tard, aucun permis de construire n’a été déposé selon la mairie. “On attend, mais le doute augmente”, précise le maire, lié avec l’entrepreneur jusqu’à la mi-juillet 2023 par une promesse de vente.
Ce doute augmente d’autant plus que depuis plusieurs mois, Michel Ohayon se retrouve au cœur de l’actualité. En cause : ses rachats d’entreprises en difficulté comme Camaïeu, Gap ou encore Go Sport. Des enseignes qu’il regroupe sous une société : Hermione People and Brands (HPB). Car outre l’immobilier et l’hôtellerie, l’entrepreneur a racheté des enseignes pour un euro symbolique devant les tribunaux de commerce. Camaïeu sera la première à tomber dans son escarcelle. Alors que l’entreprise est en difficulté, le Bordelais se présente devant le tribunal de commerce en promettant de reprendre tous les salariés. Un choix risqué selon Frank Rosenthal, expert en marketing du commerce : “Vouloir reprendre tous les salariés, ça permet de gagner pas mal de points auprès du tribunal pour des raisons sociales. Mais si vous faites ça tout en conservant le parc de magasins à l’identique, il vous faut faire des investissements.”
Le 28 septembre 2022, le tribunal de Lille prononce la liquidation judiciaire de Camaïeu en France, 650 magasins ferment et 2 600 emplois sont supprimés.
Des investissements, Michel Ohayon promet d’en faire : “84 millions d’euros, auxquels devait se rajouter un prêt garanti par l’État (PGE) de 65 millions”, explique l’avocate des représentants du personnel de Camaïeu, Justine Candat. Mais l’État, qui juge la situation trop risquée, refuse de lui accorder un prêt.
Le logo de Camaïeu sera certes remodelé, et quelques magasins rénovés, mais l’investissement s’arrêtera là. Les stocks s’amenuisent. Les clients désertent. L’entrepreneur justifie son échec par trois raisons : le Covid qui a contraint de nombreux magasins jugés “non essentiels” à fermer leurs portes, l’absence des 65 millions d’euros qu’il espérait de l’État, et une cyberattaque qui aurait coûté 30 millions d’euros à l’entreprise.
Quelles qu’en soient les raisons, à l’été 2022, la situation est critique. L’argent manque pour payer les salaires. Des employés vont alors se pencher sur les comptes, comme le rapporte l’avocat de la CGT chez Camaïeu, Fiodor Rilov : “Ils se sont rendu compte de l’existence d’opérations anormales. On ne comprenait pas comment des sommes faramineuses étaient sorties des caisses de Camaïeu.” Au total, 26 millions d’euros se seraient évaporés. Plus de 150 salariés déposent plainte pour abus de bien sociaux. La Juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco) est désormais en charge de l’enquête.
En septembre 2022, Camaïeu est liquidée. 2.600 salariés se retrouvent au chômage. Michel Ohayon tente bien de proposer un plan de continuation, mais “il ne tenait que sur une page, et il prévoyait que l’État apporte 75% des fonds, explique un connaisseur du dossier au ministère de l’Économie. On a donc refusé”. À Bercy, le nom de Michel Ohayon est désormais souligné à l’encre rouge. On commence à s’intéresser de près aux autres sociétés du groupe. L’État s’inquiète particulièrement pour Go Sport. Comme pour Camaïeu, Michel Ohayon l’avait acquis pour un euro symbolique. Et là encore, les investissements n’ont pas suivi, selon Christophe Lavalle, le délégué syndical FO de l’enseigne d’équipements sportifs : “À son arrivée, il promettait d’investir dans les magasins, de les refaçonner, de les rendre plus beaux, plus modernes, plus attractifs. Mais c’était beaucoup de blabla.”
Les salariés vont découvrir d’étranges pratiques de gestion imputables au patron de HPB, Hermione People and Brands, Wilhelm Hubner, un ancien de chez Mulliez nommé à la tête du groupe par Michel Ohayon. “On a découvert qu’on sponsorisait une équipe cycliste professionnelle, le Lille Roubaix Métropole, avec un contrat portant sur 1,5 million d’euros sur trois ans. Sur le fond, ça ne nous posait pas de problème. Mais Wilhelm Hubner est aussi le président du
club cycliste Lille Roubaix Métropole. Donc en fait, il a pris le chéquier de Go Sport, et il s’est fait un chèque à lui-même.” Un partenariat que Michel Ohayon qualifiera de “connerie” dans une interview qu’il accordera au magazine Challenges en janvier dernier. Wilhelm Hubner n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Convention de parrainage entre Go Sport et le vélo club de Roubaix datant du 19 janvier 2022.
Mais ce qui inquiète le plus les salariés, c’est un message adressé à l’été 2022, par des employés de Camaïeu, à ceux de Go Sport. “Ils nous disaient ‘merci pour nos salaires’, se souvient Christophe Lavalle. Ça nous a étonné car ce n’est pas Go Sport qui paye les salaires de Camaïeu.” Les salariés mandatent donc un cabinet d’experts. “En quelques jours, ce dernier identifie des remontées d’argent qu’il ne peut pas justifier, pour un total de 36,3 millions d’euros, poursuit le syndicaliste. Là on a compris ce que voulaient dire nos collègues de Camaïeu.”
De l’argent aurait donc quitté les caisses de Go Sport pour remonter jusqu’à Hermione People and Brands (HPB), qui détient les autres enseignes du groupe, dont Camaïeu. Alors que des salariés s’inquiètent, la direction convoque une réunion en janvier 2023. “Deux jours avant, raconte le syndicaliste, on reçoit des documents. Et on apprend que Go Sport vient de racheter la société Gap pour une somme estimée à 38 millions d’euros.” Gap qui appartient à… Michel Ohayon, qui l’avait racheté peu avant, là encore, pour un euro symbolique, via sa holding HPB.
Que Go Sport, alors en difficulté, ait acquis Gap pour 38 millions d’euros, semble incompréhensible aux yeux de l’expert Frank Rosenthal : “Quand vous avez une entreprise qui a du mal à payer ses fournisseurs, ce qui était le cas de Go Sport, vous ne vous dites pas que l’urgence, c’est de racheter Gap. C’était la dernière des choses à faire. Le seul point commun qu’il y a entre Go Sport et Gap, relève-t-il, c’est qu’ils appartiennent tous deux au groupe HPB.”
Au ministère, cette opération a du mal à passer. Bercy demande à Michel Ohayon d’engager un plan de cession de Go Sport, et lui impose de nommer un nouveau directeur général. Ce sera Patrick Puy. “Je n’étais pas du tout le choix de Michel Ohayon. Bercy a tout fléché”, confirme ce dernier. Il sera remercié deux mois plus tard. Et lui non plus ne comprend pas le rachat de Gap par Go Sport : “Ça n’avait aucun sens. Les deux entreprises n’ont aucune synergie, aucun lien l’une avec l’autre. Ce rachat ne sert qu’à cacher des remontées d’argent. On dit que ça a servi à financer les salaires de Camaïeu. Je ne le sais pas. La justice passera.” Depuis le mois de février 2023, une enquête est ouverte pour escroquerie en bande organisée, blanchiment habituel, banqueroute et abus de bien social.
Elle s’annonce tentaculaire. Car parmi les 150 sociétés que contrôle la holding de Michel Ohayon (la FIB), on retrouve aussi des sociétés foncières ayant des projets immobiliers à Marseille, qui, elles aussi, connaissent des difficultés. C’est notamment le cas de la Foncière FT Marseille qui gère un projet de construction d’un ensemble d’appartements et de commerces dans le 8e arrondissement de la ville. Ces appartements ont été vendus sur plan à des particuliers. Mais depuis 2019, les travaux sont à l’arrêt. Des centaines de futurs propriétaires, qui ont déjà réglé 90% du montant de leur bien immobilier, ne peuvent toujours pas emménager.
Les entreprises de travaux publics reprochent à la Foncière FT Marseille de ne plus les payer. “Avec les indemnités de retard, elle nous doit près de 950 000 euros”, indique Gaëtan Boisseleau dont la société Indigo est en charge du ravalement des façades. “On a certes obtenu une garantie de paiement de la part de la FIB, mais lorsqu’on a voulu la faire jouer, nos huissiers n’ont pu saisir que 15 000 euros sur les comptes de la holding.” La FIB semble en effet exsangue. Elle devrait au total près de 10 millions d’euros à des entrepreneurs du BTP, elle a donc été placée en redressement judiciaire. Mais avant cela, elle s’est délesté des derniers appartements non vendus. Or, selon nos informations, l’acquéreur de ces logements ne serait autre que… Michel Ohayon lui-même, via une autre de ses sociétés, la MG Bonneveine. Selon un connaisseur du dossier, sortir un actif d’une société en redressement vers une société encore saine, permettrait d’éviter que des créanciers puissent le saisir pour rembourser une dette.
C’est donc bien à la chute d’un empire que l’on assiste. La holding de Michel Ohayon, la Financière immobilière bordelaise, n’a plus un euro sur ses comptes. Son passif est estimé par la justice à plus de 500 millions d’euros. Et il apparaît crument aujourd’hui que l’empire de Michel Ohayon s’est construit sur de la dette.