Pour expier sa culpabilité originelle, l’Occident met sur pied Big Mother, une société atomisée et maternante, qui consacre le règne de la victime. Mais pourquoi nos sociétés, tout particulièrement, incitent-elles les individus à verser dans ce tropisme victimaire?
On ne me contestera pas, j’espère, que la compétition victimaire batte aujourd’hui son plein. L’état de victime, situation conçue par les Anciens comme conjoncturelle et réversible, a été élevée par notre époque au rang de qualité inaliénablement attachée à un individu, et transmissible à ses enfants. Sénèque pouvait écrire : « il faut bien comprendre à présent que l’on peut commettre une injustice à mon égard sans que pour autant je la subisse » ; notre post-modernité, elle, a découplé le statut de victime, et l’expérience personnelle d’un tort. Au philosophe stoïcien, elle oppose ainsi une nouvelle maxime, toute inverse de la sienne : « il faut bien comprendre à présent que je peux subir une injustice sans que pour autant on en ait commise à mon égard ».
Cette description, cependant, laissait en suspens une question fondamentale pour notre problème : pourquoi nos sociétés – et celles-ci précisément -, en sont-elles venues à ce renversement vertigineux ? Autrement dit, pourquoi nos sociétés – et celles-ci précisément – font-elles si bon accueil aux professions de foi autorisant à se proclamer victime sans avoir subi personnellement aucun tort ?
L’Occident moderne aux prises avec un Surmoi chrétien devenu fou
C’est d’abord que, contrairement à ce que d’aucuns avaient pu espérer, le déclin de la croyance chrétienne en Occident ne s’est pas traduit par une diminution du sentiment de culpabilité ; au contraire, je trouve qu’il n’a jamais été aussi ardent. Mais plus encore, il a pris une dimension civilisationnelle inédite. Son point d’application a pour ainsi dire migré des terminaisons individuelles au centre névralgique qui les irrigue toutes.
Or, en la matière, ce qui est vrai des atomes l’est encore des molécules ; et les civilisations, comme chacun des êtres qui les constituent, ont elles aussi leur gendarme intérieur. Car telle peut en définitive se résumer la situation de notre Occident moderne : il est aux prises avec un Surmoi chrétien devenu fou. Ce censeur implacable nourrit chez lui une culpabilité dévorante ; aucune hauteur morale à laquelle il est humainement concevable de s’élever ne peut en effet, aux yeux de ce persécuteur intérieur, compenser le poids des crimes qu’il perpétra par le passé.
Voilà l’origine des envies christiques dont l’Occident est saisi ; il médite lui aussi de finir sur une croix. L’impossibilité d’expier dans le présent lui suggère d’y parvenir dans la mort, en s’immolant pour racheter ses inamendables péchés. L’Europe, tout particulièrement, a des velléités sacrificielles ; plus qu’elle-même, c’est l’humanité toute entière qu’elle voudrait sauver, et aucun holocauste ne lui semble trop cher payé pour cela. Aussi, même si elle ne nourrit au fond d’elle-même guère d’illusions sur certains des “malheureux” qu’elle accueille et entretient, leur charge satisfait son besoin de punition, et la rapproche du destin pascal qu’elle songe de plus en plus à épouser, pour finir comme l’agneau civilisationnel qu’elle est devenue.
Un pour tous, tous victimes
Cette première motivation, toutefois, n’explique pas la “démocratisation” de l’aspiration victimaire. Pourquoi, en effet, nos sociétés assistent-elles les victimocrates dans leurs efforts ? Pourquoi incitent-elles chacun à verser dans ce tropisme victimaire ?
La réponse, je crois, est à chercher du côté de Tocqueville, et des formes nouvelles de despotisme doux qu’il envisageait, dès 1840. Nous assistons aujourd’hui à l’avènement des sociétés amniotiques et maternantes qu’il concevait alors comme une dérive possible des régimes démocratiques, dans le second tome de son maître-ouvrage. Or, ces tyrannies de la bienveillance, placées sous le signe marial de ce qu’on désigne outre-Atlantique comme le care, c’est-à-dire le soin, ou mieux encore, le souci, exigent un nombre croissant de souffrants à veiller. Aussi, à défaut qu’il y en ait suffisamment de réels, sont-elles conduites à en agréer et à en fabriquer de nouveaux, voire de fictifs, à mesure que les alités manquent.
L’anti-stoïcisme des victimocrates coïncide donc tout à fait avec ce versant du programme moderne consistant à nous décharger des douleurs et des peines attachées à la vie. A cet égard, le renversement de la proposition sénéquienne – il faut bien comprendre à présent que je peux subir une injustice sans que pour autant on en ait commise à mon égard – lui ouvre des possibilités d’extension et d’approfondissement fantastiques. Non seulement en effet chacun peut devenir victime – puisque le verrou de l’expérience personnelle d’un tort est levé – ; mais il n’y a plus même besoin de bourreaux. Déjà, à l’horizon, se profile l’ère à venir des victimes sans coupables ; alors, même dans les cas où ceux-ci existeront et seront arrêtés, il finira immanquablement par s’avérer qu’ils étaient eux-mêmes antérieurement victimes, avant que de devenir bourreaux. Le passé, jouant un rôle analogue au premier moteur immobile d’Aristote, constituera l’indispensable cause originelle du Mal, comme il commence déjà à l’être ; et le penchant humanitaire de l’époque pourra se déployer dans toute la plénitude qui est la sienne.
L’utile paravent du sociétal
Ceci ne signifie pas, cependant, que toutes les victimes se valent ; leur prix, en effet, tient d’abord dans leur capacité à exciter la culpabilité de l’homme blanc, et à faire vibrer chez lui cette corde singulièrement surdéveloppée. La souffrance desdites minorités, à cet égard, recouvre pour l’Occident un charme tout particulier.
L’idéologie victimaire, à ce titre, est un formidable tour de passe-passe par lequel des privilégiés, parce qu’ils ont la bonne couleur de peau ou le bon sexe – je pense en particulier à toutes ces célébrités issues du monde du spectacle –, peuvent se prétendre les grands opprimés des temps modernes, en lieu et place des véritables ; supercherie que ne permettait pas l’ancienne fétichisation du prolétariat, remplacé donc par des catégories offrant plus de souplesse. C’est un progressisme qu’il reste toujours aussi valorisant d’embrasser, mais dont l’adoption ne coûte par ailleurs plus rien : la promotion cosmétique d’élites issues des “minorités” ne grève aucun profit ; les hausses de salaires et le paiement de ses impôts, si. On notera ainsi que les entreprises les plus en pointe sur le sujet sociétal sont celles qui s’acquittent le moins de leurs obligations sociales (en particulier fiscales), que la logique établirait pourtant premières dans la hiérarchie de leurs devoirs.
Une diversité de carte postale
C’est que le vrai génie de l’époque est celui du marketing. Les mérites d’un produit importent moins pour le vendre, que l’image de lui qu’on parvient à véhiculer. Et l’art publicitaire a atteint en la matière des sommets. Aussi, secondé de leur science, c’était un jeu d’enfants que d’imposer, pour ne prendre que cet exemple, une nouvelle définition de la diversité. Suivant la doxa victimaire, elle s’entend désormais comme mesure de la variété des couleurs de peau, “genres”, religions, et orientations sexuelles représentés – quand ces deux dernières catégories peuvent l’être -. Elle est absolument muette sur l’uniformité idéologique qu’une telle définition autorise ; et pour cause, elle s’en accompagne presque immanquablement. Le superficiel y est maître, et l’écorce y fait tout.
Jamais encore on n’avait pu détecter aussi infailliblement l’entrisme idéologique en vigueur dans un milieu qu’en y entendant résonner l’hymne vibrant à cette nouvelle diversité de théâtre, toute en décors peints et en papier mâché. Son éloge toujours plus mécanique et toujours plus bruyant résonne ainsi à mes oreilles comme la tentative désespérément incantatoire d’exorciser une homogénéité sans cesse plus absolue. Mais il faut reconnaître qu’elle n’est pas sans accointances avec l’époque, et son goût des voyages prétendument dépaysants : après tout, l’humanité en bermudas (Philippe Muray) méritait bien cette diversité de carte postale !
L’antiracisme, un lifting des anciennes thèses racistes
L’enfermement dans la race – mais on pourrait remplacer par “genre”, religion, orientation sexuelle – constitue désormais le mode libératoire de l’idéologie antiraciste et de ces succédanés. De cette prison censément affranchissante, n’espérez pas sortir ; on vous y renverra sans faute. Blanc, vous n’avez le choix qu’entre l’ethnocentrisme, et l’appropriation culturelle ; Noir, qu’entre les Black Studies et le statut de vendu, voire de traître à la race. Théâtre et cinéma, qu’on aurait pu rêver en sanctuaires préservés de ces évolutions, sont à leur avant-garde : un nain doit être interprété par un nain, une transsexuelle par une transsexuelle ; toute autre possibilité suscite immanquablement des scandales. “Que Dreyfus est capable de trahir, je le déduis de sa race“, écrivait Barrès en 1904. Nous en sommes revenus là, et précisément par ceux qui se prétendent les représentants de la pensée adverse. De même qu’aujourd’hui la diversité, sous l’apparence trompeuse d’un vocable identique, désigne tout autre chose que la variété dans les manières de sentir, de penser et d’agir qu’elle signifiait autrefois, l’antiracisme contemporain n’a plus rien à voir avec ce que put être la mystique dreyfusiste. Au contraire, il est temps de comprendre à présent qu’il ne consiste plus qu’en un relooking des vieilles thèses barrésiennes, à peine liftées, tout juste fardées. Parvenant au terme de sa fable – Les animaux malades de la peste -, La Fontaine concluait : « Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir [innocent ou coupable] ». Nos militants antiracistes en ont réécrit le texte ; et on peut lire à présent :
« Selon que vous serez blanc ou noir / Les jugements de cour vous rendront puissant ou misérable [bourreau ou victime] ».
Sylvain Quennehen dans Causeur