L’Ukraine, cause juste ?

0
1375

Nous reproduisons ci dessous le point de vue de Michel Pinton paru dans Breizh infos. Ancien élève de l’École Polytechnique et de l’université Princeton, il fut l’un des collaborateurs de Valéry Giscard d’Estaing au ministère de l’Économie et des Finances puis à la présidence de la République. Membre fondateur puis délégué général de l’UDF (1978-1983), Michel Pinton a été également député européen et maire de Felletin (Creuse).

Cet article veut répondre à une question simple : la cause que nous soutenons en Ukraine est-elle juste ? Si oui, nous finirons par gagner.

Si non, elle nous conduira à l’échec. C’est aussi simple que cela.

Précisons tout de suite qu’en matière politique, une décision juste signifie non seulement des principes élevés, mais aussi une analyse exacte de la réalité. L’issue de notre intervention sur cette terre étrangère dépend de ces deux conditions.

La réponse du gouvernement américain, chef de la coalition occidentale, est un oui sans ambiguïté ni hésitation. Joseph Biden a expliqué à de multiples reprises les raisons qui justifient sa participation au conflit : l’Ukraine a été la victime d’une agression subite de son voisin. Un sursaut unanime d’indignation a dressé le peuple attaqué contre l’envahisseur. La Russie a été contrainte de reculer. Mais, après un moment de trouble, elle a repris son offensive. La disproportion des forces est telle que l’héroïsme des soldats ukrainiens ne suffira pas. Laissés seuls, ils risquent de succomber. C’est à bon droit que l’Occident aide cette nation courageuse à repousser son agresseur et à recouvrer son intégrité. Qui plus est, l’Ukraine a adopté un régime démocratique. Elle résiste à un autocrate cynique. Les peuples épris de liberté y puisent une justification supplémentaire à leur soutien. Preuve ultime du désintéressement occidental, Biden proclame sa volonté irrévocable de laisser le Président Zelinsky négocier, quand il le jugera bon et selon les termes qu’il jugera bons, le traité qui mettra fin à l’invasion russe. Jusqu’au bout, veut-il dire, nous respecterons scrupuleusement l’indépendance de l’État ukrainien. C’est pour ces trois raisons que l’Occident défend une cause juste.

Il y a un demi-siècle, l’Amérique affirmait aussi que la guerre qu’elle menait au Vietnam était juste. Elle l’expliquait par des raisons très proches de celles qu’elle avance aujourd’hui. Elle a quand même été contrainte de lâcher prise, parce qu’un gouffre séparait ses justifications de principe et la réalité vietnamienne. Encore a-t-il fallu dix ans pour qu’elle abandonne ses illusions. A l’époque, sa puissance incomparable lui faisait penser que la réalité finirait par se plier à son idée de la justice. Il n’en est plus ainsi. Les Etats-Unis, même appuyés cette fois par l’Europe unanime, ne peuvent se payer le luxe d’une cause douteuse. Leur puissance est trop diminuée pour risquer une erreur de jugement qui les conduirait à un recul grave de leur rang dans le monde.

C’est pourquoi il faut examiner si l’argumentaire de Biden, fondé sur des principes élevés, passe l’épreuve de la réalité.

Qu’est-ce que l’Ukraine ?

Ses frontières ont été tracées par Lénine puis élargies par Staline et Khrouchtchev. Aucun n’a cherché à émanciper un peuple ukrainien que les Tsars de Moscou auraient opprimé.  Leur but secret était d’affaiblir autant que possible le géant russe en taillant dans sa chair. C’est ainsi qu’ils ont fabriqué artificiellement une « République » immense, plus grande que la France. Elle incluait, à côté des habitants de la « vieille Ukraine », des populations de langue et de culture russes, notamment dans les terres de « la Nouvelle Russie », la Crimée et le Donbass, plus des minorités diverses, par exemple Hongrois et Polonais.

Les politiciens de Kiev ont hérité de cet ensemble disparate lorsqu’en 1991, leur « république » devint indépendante. La clairvoyance aurait dû les conduire à s’unir pour construire une confédération comparable à la Suisse, dans laquelle les divergences de langue, de religion, d’histoire et de richesses naturelles sont contenues grâce à une large décentralisation sur le plan intérieur et une neutralité prudente en politique étrangère. Leur rivalité acharnée les emporta dans la direction opposée : centralisation systématique, « ukrainisation » forcée des minorités et ambition de créer une grande puissance internationale. Comme il était prévisible, cette politique dangereuse a mené leur pays à l’injustice sociale, la frustration des non-ukrainiens et la corruption des élites.  Le nouvel État, balloté entre fractions irréconciliables, se révéla incapable de construire une véritable nation. Les « oligarques » qui se disputaient le pouvoir sans jamais l’exercer efficacement, se cherchèrent des appuis extérieurs, les uns en Russie, les autres aux Etats-Unis. C’est ainsi que des mains étrangères se glissèrent dans les affaires de la République. Elles ont, tour à tour, aiguisé les surenchères, aidé l’émeute à se substituer au jeu régulier des institutions et finalement poussé à la guerre civile. Il faut beaucoup de naïveté ou de mauvaise foi pour ne pas voir que l’Amérique est aussi coupable que la Russie, même si Joe Biden garde là-dessus un silence pudique.

Il faut aussi ne pas se laisser prendre à la légende d’un peuple unanime dans sa résistance à l’agression russe. Elle n’est que propagande. Certes, une partie des citoyens ukrainiens, surtout ceux du centre et de l’ouest du pays, se bat avec courage contre les « Moskals ». Mais d’autres ont fait le choix opposé, et avec un courage égal. De quel côté penche la majorité ? Nous ne le savons pas. Les populations sont si mélangées et depuis si longtemps que beaucoup d’habitants sont incapables de s’identifier, soit comme Russes, soit comme Ukrainiens. Ils attendent que les évènements tranchent à leur place. Un indice de leurs préférences nous est fourni par deux chiffres de l’ONU. Avant le début de la guerre, les natifs d’Ukraine qui fuyaient le désordre et la pauvreté de leur pays, étaient deux fois plus nombreux en Russie que dans tout l’Occident : trois millions et demi contre moins de deux millions.  Sur ce point aussi, Biden ignore la réalité.

C’est pourquoi il n’est pas possible de qualifier l’intervention américaine de cause juste. Elle est trop imprégnée d’erreurs d’analyse et d’hypocrisie. Elle l’est d’autant plus que le Pentagone se laisse séduire, depuis vingt ans, par un projet d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, c’est-à-dire par une extension de la présence militaire des Etats-Unis jusque tout près du cœur de la Russie, ce qui affaiblirait considérablement un des rares rivaux à la domination universelle de l’Amérique. Le rêve d’une hégémonie mondiale est toujours vivant à Washington. Les déconvenues du Vietnam et de l’Irak n’ont pas été des leçons suffisantes. Une troisième pourrait bien être en préparation au bord de la mer Noire.

Mais l’Amérique n’est pas seule dans son entreprise ukrainienne. Elle est approuvée, encouragée, accompagnée par l’Union européenne et les vingt-huit nations qui la composent. Pourquoi des gouvernements qui avaient été si peu enclins à soutenir Washington au Vietnam et en Irak, s’engagent-ils cette fois avec fougue derrière leur grand allié ? Pourquoi aident-ils Volodimir Zelinsky avec tant d’ardeur, jusqu’à lui ouvrir les portes d’une adhésion à l’Union et jusqu’à financer son armée avec des crédits communautaires réservés à des œuvres de paix ?  C’est qu’ils sont convaincus, encore plus que Biden, de soutenir une cause juste. Emmanuel Macron, président en exercice de l’Union, l’a dit en termes sans équivoque : « Le peuple ukrainien se bat pour défendre nos valeurs ». C’est pourquoi « l’Europe est à ses côtés et le restera jusqu’à la victoire », que Macron définit comme la reconquête de « son intégrité territoriale ». Biden, plus prudent, laisse la porte ouverte à un compromis négocié.

Nous voici donc conduits à nous pencher sur les valeurs de l’Union européenne et à examiner si le gouvernement de Kiev les pratique. La tâche est simple : les « valeurs de l’Union » sont énumérées dans le « Traité constitutionnel » de Lisbonne. Passons-les en revue. « L’état de droit » existe si peu en Ukraine que la présidente de la Commission elle-même a déclaré gentiment qu’il y avait beaucoup à faire pour l’établir ; les « procédures démocratiques » y sont mal respectées selon un rapport du Parlement européen, qui évoque pudiquement une « démocratie imparfaite » ; il en va de même pour « la justice », le pays étant, de notoriété publique, rongé par la corruption, des tribunaux vénaux et des inégalités sociales colossales ; le pire, c’est la condition  des « droits de l’homme » et notamment « les droits des minorités » : le Parlement ukrainien tente d’étouffer par des lois sévères, les cultures des populations non-ukrainiennes en commençant par leurs langues. Au total, il faut beaucoup de bienveillance pour voir dans le soutien européen à l’équipe de Zelinsky une cause juste. On peut aussi bien le qualifier d’appui aveugle à une entreprise de reconquête impérialiste.

Cette ambiguïté sur les motivations européennes est d’autant plus dangereuse qu’elle s’enrobe dans une ivresse de supériorité morale. L’Union se voit volontiers comme l’avant-garde de l’humanité, le modèle universel du dépassement définitif des nationalismes et la garante la plus exigeante qui soit, des droits de l’homme. Les autres continents ne peuvent que la suivre. Première puissance commerciale du monde, elle met sa richesse au service de ses valeurs. Elle le fait à sa manière, qui n’est pas militaire mais économique : elle étouffe l’État désigné comme immoral par un blocus commercial et financier. En Ukraine, l’agresseur a été « puni » par pas moins que six cycles de « sanctions ». Dans l’esprit des responsables européens, ces « sanctions », que la communauté universelle ne manquerait pas d’approuver en raison de la justesse de la cause servie, allaient mettre le coupable à genoux et le forcer à revenir en arrière. Mais la certitude de supériorité morale tourne aisément à l’arrogance. Et l’arrogance conduit à la surestimation de soi. La cause n’a pas convaincu l’Asie ni l’Afrique ; Les « sanctions » ont été boudées par la majorité des peuples de la Terre ; la Russie n’a pas été étouffée sous leur poids. Pire : elles commencent de « punir » aussi les nations-membres de l’Union. A mesure que le temps passera, la justesse de la cause pour laquelle leurs citoyens vont être contraints à de lourds sacrifices, sera de plus en plus scrutée. Ses impostures cachées finiront par devenir évidentes. A quelle retraite précipitée l’Union devra-t-elle alors se résigner ?

Je ne veux pas dire que nous devons rester des spectateurs passifs devant les évènements qui déchirent l’ex-république soviétique depuis près de vingt ans. Le chemin qui mène à une paix véritable est bien connu. Il part du constat aujourd’hui évident que l’État de Kiev a définitivement échoué dans sa tentative de créer une nation unifiée. Il faut reconnaître la divergence désormais irréversible des vastes espaces qui vont de la Galicie à la Nouvelle Russie. Chacune des provinces doit recevoir le droit de déterminer librement son destin. Des référendums sans pressions d’aucune sorte indiqueront celles qui acceptent de rester liées au gouvernement de Kiev et celles qui veulent s’en séparer. La langue et la culture des minorités qui resteront dans chacun des nouveaux ensembles seront garantis. Et la neutralité dans les affaires internationales sera la règle commune à tous les nouveaux États. Il s’agit d’établir par la paix et la concorde une alternative à ce que la Russie essaie d’arracher par la violence. C’est une cause juste parce qu’elle en remplit les deux conditions.

Ajoutons que cette solution sera tout à l’avantage de la nation ukrainienne proprement dite. Elle la libèrera du fardeau d’un impérialisme stérile. Elle lui permettra de mettre toute son énergie dans l’approfondissement si nécessaire de sa langue, sa culture et ses institutions politiques.

Nous ne pouvons plus compter sur l’Amérique ni sur l’Union européenne pour défendre cette juste cause. La légèreté, l’arrogance et l’hypocrisie les font s’égarer sur d’autres chemins. Alors qui s’en fera le champion ?

Il revient à la France d’occuper cette place vide, parce que, comme Charles De Gaulle l’a dit, notre pays est « l’incarnation même de l’idée nationale ». Elle sait, par une expérience millénaire, les limites que tout État doit s’imposer pour que l’idée nationale porte tous ses fruits. Pour trouver une issue à un conflit qui perturbe le monde entier et déchire l’Europe, les autres peuples ont besoin que le nôtre soit fidèle à sa vocation.

Nos dirigeants ont malheureusement pris une autre voie, qui consiste à se fondre dans la coalition atlantique dirigée par Washington et l’ensemble européen orchestré à Bruxelles. Mais ils ont encore la possibilité de s’arracher à cette erreur.  C’est pour que nous soyons capables de refuser les suggestions de la facilité et du conformisme occidental que le fondateur de la Ve République a voulu qu’au rebours des faibles régimes parlementaires de nos voisins, nos institutions soient assez fortes pour assumer les responsabilités qui nous incombent en propre. C’est pour que nous ne nous laissions pas impressionner par des chantages militaires, qu’il a doté notre pays de l’arme nucléaire.

Pour terminer, je citerai De Gaulle une dernière fois : « Sans mission internationale qui lui soit propre, le peuple français se désintéressera de lui-même et ira à la dislocation ». L’abstention massive qui a marqué les récentes élections, la division de l’opinion en trois blocs irréconciliables, ne sont-ils les signes d’un désintéressement de soi-même ?

Michel Pinton
Juillet 2022

LAISSER UNE REPONSE

S'il vous plaît entrer votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.