Le président américain Joe Biden a averti que la Russie réfléchissait à mener des attaques contre les infrastructures critiques. L’un des scénarios évoqués depuis le début de la guerre en Ukraine est que Moscou s’en prenne aux câbles sous-marins afin de couper le monde d’Internet. Un scénario catastrophe qui est plus difficile à mettre en œuvre qu’il n’y paraît.
Joe Biden fait souffler, un vent d’inquiétude sur le cyberpaysage mondial. « L’État russe envisage différentes pistes possibles de cyberattaques », a affirmé le président des États-Unis, disant se fonder sur des « renseignements en constante évolution ».
Ce n’est pas la première fois depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie que l’exécutif américain met en garde contre la menace d’attaques orchestrées par des pirates informatiques sur ordre de Moscou. Dès le lendemain du lancement de l’offensive russe, Washington s’était même dit « prêt » à parer à toute cyberattaque russe.
Mais cette fois-ci, Joe Biden a prié les entreprises américaines de « fermer leurs portes numériques » au plus vite afin de se protéger. Le « coût sans précédent infligé à la Russie » par les sanctions décidées par la communauté internationale pourrait pousser Moscou à se venger de l’Occident dans le cyberespace, a conclu Joe Biden.
En d’autres termes, le président russe Vladimir Poutine, acculé par les sanctions, serait dorénavant prêt à l’escalade guerrière en s’attaquant directement aux pays de l’Otan grâce à l’arme cyber. Des accusations que Moscou s’est empressé de rejeter catégoriquement. « La Fédération de Russie, contrairement à beaucoup de pays de l’Ouest, y compris les États-Unis, ne s’adonne pas à ce genre de banditisme numérique d’État », a affirmé Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin.
Mais les mises en garde de Joe Biden n’en ont pas moins remis au goût du jour médiatique le spectre d’un scénario numérique catastrophe qui verrait la Russie priver le monde entier d’Internet en s’attaquant aux câbles sous-marins de la Toile.
Cette hypothèse a plus d’une fois été évoquée jusque dans les hautes sphères militaires depuis le début de la crise ukrainienne. En janvier 2022, l’amiral Tony Radakin, chef des forces armées britanniques, avait déclaré que Moscou pourrait « mettre en danger le système de circulation de l’information qui dépend des nombreux câbles sous-marins », rappelle le Guardian. Une hypothèse partagée par le très influent think tank américain Atlantic Council, qui a publié une note de synthèse, en début d’année, consacrée à ce risque.
Il faut dire que les plus de 430 câbles Internet sous-marins représentent des cibles alléchantes pour qui voudrait perturber la connectivité mondiale. Souvent considérés comme l’un des maillons faibles du réseau mondial, ces câbles « ressemblent à de gros tuyaux d’arrosage de jardin qui reposent au fond de la mer », décrit Tobias Liebetrau, spécialiste des relations internationales et des questions de sécurité informatique à l’Institut danois d’études internationales.
Surtout, ils ne bénéficient d’aucune protection particulière, si ce n’est « des systèmes intégrés de surveillance qui permettent d’alerter s’il y a une menace à proximité », poursuit ce chercheur.
Des « victimes » sans défense qui sont aussi plutôt faciles à attaquer. « Il est théoriquement très aisé de dissimuler un sabotage de câble sous-marin », estime Christian Bueger, également coauteur de l’article de la revue Contemporary Security Policy et spécialiste des questions de sécurité maritime à l’université de Copenhague, contacté par France 24.
Il suffirait qu’un navire marchand ou un bateau de pêche vienne jeter l’ancre juste au-dessus d’un câble sous-marin non loin des côtes (où ces infrastructures ne se trouvent pas trop en profondeur) pour l’endommager. Des plongeurs ou des sous-marins peuvent aussi venir placer des explosifs sur ces câbles ou installer des mines proches, qui peuvent ensuite être déclenchées à distance.
Des opérations qui semblent faciles pour des résultats potentiellement spectaculaires et très coûteux pour les économies occidentales. Dès qu’un internaute européen se connecte à sa boîte de réception Gmail, écrit un tweet ou « like » le message d’un ami de lycée sur Facebook, ses requêtes traversent l’Atlantique en passant par ces câbles sous-marins.
« Ils sont vitaux si vous cherchez à transférer des données vers des pays qui n’ont pas de liaisons terrestres avec l’endroit où vous êtes », explique à France 24 Emile Aben, spécialiste de la sécurité informatique au RIPE Network Coordination Center, une ONG qui sert de registre régional d’adresses IP (adresses sur le réseau Internet) pour l’Europe et le Moyen-Orient notamment.
Si l’hypothèse d’une attaque russe contre ces infrastructures inquiètent tant, c’est en partie « parce qu’il y a eu des activités suspectes de la Russie en mer à proximité des endroits où se trouvent ces câbles », rappelle Christian Bueger. Des navires russes ont ainsi fait des exercices non loin de l’Irlande ou de la Norvège, là où passent plusieurs câbles sous-marins reliant l’Europe aux États-Unis. Des bateaux de recherche russes avaient également été repérés en 2014 au large du Portugal, là encore dans une zone où se trouvent une dizaine de câbles sous-marins. Depuis des années, il règne donc une suspicion que « la Russie prépare quelque chose », note Christian Bueger.
Pour cet expert, il y a aussi « l’impression que durant chaque conflit, les moyens de communication font toujours partie des cibles prioritaires. Durant la Seconde Guerre mondiale, c’étaient les télégraphes, et aujourd’hui ce seraient les câbles sous-marins. »
Sauf que priver le monde d’Internet n’est pas aussi facile que de rendre les moyens de télécommunication inaccessibles en coupant des fils électriques sur le front en 1939. « S’attaquer à un câble, ‘est un peu comme détruire une seule voie sur une autoroute à dix voies », résume Emile Aben. Des pays très connectés, comme la plupart des États européens, les États-Unis ou les pays asiatiques, ont bien plus d’un câble sous-marin pour les relier au monde. Justement parce que ces infrastructures sont fragiles.
« À part quelques îles isolées, rares sont les pays qui seraient privés d’Internet si seulement deux ou trois câbles étaient endommagés », reconnaît Tobias Liebetrau. Ce serait le cas pour l’archipel des Açores, l’île de Madère ou encore l’État australien de Tasmanie.
« La Russie devrait donc mettre en place une opération militaire de grande envergure pour vraiment mettre en danger l’accès à Internet pour les États-Unis ou l’Europe », estime Tobias Liebetrau. Il faudrait d’abord mener des opérations de reconnaissance pour savoir exactement où se trouve chaque câble « car si des cartes existent, elles sont volontairement peu précises », note cet expert.
La Russie devrait ensuite mobiliser un nombre important de navires et de sous-marins pour frapper simultanément tous les câbles visés. « Le plus efficace serait peut-être une opération ciblée dans le canal de Suez, où passe une grande partie des données qui circulent entre l’Europe et l’Asie », estime Christian Bueger.
En outre, ce genre d’action causerait surtout du tort aux populations civiles. « S’il n’y a pas d’alternative aux câbles sous-marins pour ce qui est des usages quotidiens d’Internet [gérer des flux financiers, regarder des films, jouer aux jeux vidéo], certaines communications moins gourmandes en données, comme les communications militaires ou entre gouvernements, pourraient être prises en charge par des réseaux satellite », estime Christian Bueger.