Les États-Unis ont essayé de changer les régimes dans certains pays : l’Afghanistan, l’Iraq, la Libye… Le résultat n’a jamais été une grande réussite. Si l’objectif aujourd’hui de Joe Biden est de changer le régime en Russie, on peut craindre le pire. Pourtant, il semble difficile aujourd’hui en Europe de débattre de cette question.
Tribune libre d’Alain Destexhe, sénateur honoraire belge dans les colonnes de Causeur.
Faut-il revoir la politique européenne à l’égard de la Russie et de l’Ukraine ? Selon le chancelier Scholtz, « 20 à 30% (des citoyens allemands) n’approuvent ni la politique des sanctions ni les livraisons d’armes » et il ajoute, au Figaro, « qu’ils appartiennent à toutes les tendances politiques, de la CDU/CSU (droite démocrate chrétienne et conservatrice), du FDP (parti libéral démocrate), des Verts et même du SPD (parti social démocrate) ». En va-t-il différemment en France où le débat sur ces thèmes est inexistant, au parlement comme dans les médias ?
L’Administration Biden nous emmène vers un conflit dévastateur avec la Russie. A Washington, le but de la confrontation avec Moscou est désormais l’élimination de Vladimir Poutine et le changement de régime. Sur les chaînes de télévision, certains envisagent sérieusement sur le ton aimable du talk-show le scénario d’une guerre nucléaire, sans imaginer l’Armageddon qui en résulterait. La question de savoir qui remplacerait Poutine n’est jamais abordée. Après les changements de régime si « réussis » en Irak et en Libye ou ratés en Syrie, avec les dizaines de milliers de morts, les millions de réfugiés, le chaos et l’instabilité qui en ont résulté, qui peut croire que dans l’immense Russie un régime plus démocratique ou plus stable que celui de Poutine sortirait comme par magie du chapeau américain ?
Dans le meilleur des cas, un pouvoir ultranationaliste, agressif et revanchard s’imposerait. Dans le pire, la Russie exploserait comme l’Union soviétique en 1991, le Caucase serait à feu et à sang, des millions de réfugiés fuiraient en Europe (mais pas aux Etats-Unis) et elle deviendrait un foyer de terrorisme islamique. La Russie ou ce qu’il en resterait deviendrait le cauchemar de l’Europe. A une bien moindre échelle, les précédents de la Libye et de la Syrie avec le flux de réfugiés qui nous a amené les auteurs des attentats de Paris (2015) et de Bruxelles (2016), ne nous ont-ils rien appris ?
Comme pendant la crise du Covid ou après la mort de Georges Floyd, le citoyen européen est soumis depuis le début de la guerre en Ukraine à un matraquage de propagande unilatérale par les « médias mainstream ». Avec la bénédiction de ceux-ci, les autorités qui ont tellement confiance dans le jugement de leurs électeurs, se sont empressées d’interdire la diffusion des médias russes RT et Spoutnik.
Disqualifié d’avance, le point de vue russe n’est que très rarement présenté au public. Il n’est jamais rappelé que la « révolution de Maidan » en 2014 fut en fait un coup d’Etat orchestré avec le soutien des États-Unis pour renverser un régime démocratique dont l’élection avait été validée par l’OSCE mais qui, aux yeux de Washington et de Bruxelles, présentait le grave défaut de ne pas vouloir choisir clairement entre l’Occident et la Russie. La destitution du président par la Verkhona Rada (le parlement) n’a pas respecté les formes légales (l’article 111 de la Constitution). Depuis 2014, le régime de Kiev a refusé d’appliquer les accords de Minsk et tout fait pour que les citoyens russophones, progressivement privés de leur langue à l’école et dans les institutions, deviennent des citoyens de seconde zone. Moscou a pu légitimement se sentir alarmé par l’aide américaine fournie à l’Ukraine (sans parler de choses étranges comme la présence de laboratoires bactériologiques) et le refus des pays membres de l’OTAN, dont la France, d’affirmer que l’Ukraine n’en ferait jamais partie.
Pour Poutine, la crise ukrainienne ne commence pas en 2022 mais en 2014. Les préoccupations sécuritaires de la Russie n’ont jamais été prises au sérieux comme si, parce qu’ils sont des démocraties, forcément dans le camp du bien, les pays de l’OTAN ne pouvaient, par définition, représenter une menace pour quiconque. Poutine a-t-il pensé que sans une action préventive, l’Ukraine deviendrait inévitablement membre de l’OTAN ou qu’elle préparait avec le soutien de l’Occident une offensive pour reconquérir le Donbas ? On ne sait, mais si l’Occident avait refusé la perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, on n’en serait probablement pas là.
Non, Poutine n’est pas Hitler. Il n’est pas sur le point d’envahir l’Europe et ne menace pas la paix dans le monde. Il ne s’en est jamais pris à la neutralité de la Finlande et de la Suède, aujourd’hui candidates à l’OTAN, pas plus qu’aux pays baltes, qu’il ne lui aurait pourtant fallu que quelques heures pour envahir. Peinant déjà à contrôler le Donbas, comment imaginer qu’il puisse étendre le conflit ailleurs en Europe, sauf peut-être en Moldavie où une partie de la population le soutient ? Non, il ne mène pas une « guerre totale à l’Ukraine » (Anne-Sophie Lapix), heureusement pour les populations ukrainiennes. Non, l’Ukraine n’est pas la Tchécoslovaquie de 1938 car, outre la limite des comparaisons historiques dont on abuse en France, le plan d’Hitler s’inscrivait dans un projet de supériorité raciale (dont on ne trouve aucune trace chez Vladimir Poutine) et de domination de l’Europe dont il n’a, contrairement à Hitler, ni la volonté ni les moyens. Non, Poutine ne semble ni fou, ni malade et faire la paix avec lui ne serait pas un nouveau Munich car il ne va pas envahir la Pologne en 2023 et la France en 2024 !
A-t-on par ailleurs le droit de percevoir Zelensky dont on a oublié qu’il était cité dans les Panama Papers, comme un personnage dangereux, une marionnette aux mains des Américains, atteint d’hubris lorsqu’il fait la morale au monde entier pour nous entraîner dans sa guerre, prétend reconquérir la Crimée et refuser de discuter avec la Russie aussi longtemps que Poutine reste au pouvoir ? A-t-on également le droit de critiquer la stratégie militaire de l’Ukraine et de ne pas se réjouir lorsqu’elle s’en prend au pont de Crimée, le « phallus métallique de Poutine » selon Libération (!). Au lieu de dénoncer cette escalade, nos médias s’en réjouissent et y voient un « camouflet pour Poutine toujours plus acculé » ou « le point culminant des revers russes en Ukraine ». Faut-il dès lors s’étonner que les représailles détruisent l’infrastructure électrique de l’Ukraine, épargnée jusque-là, et qu’en conséquence des millions d’Ukrainiens vont passer l’hiver dans des conditions affreuses. Avec des amis comme les médias occidentaux…
Qu’en est-il, dans ce contexte, de l’intérêt national et européen ? Comment expliquer que le sort de quelques provinces de l’Ukraine frontalières de la Russie, dont presque personne ne connaissait le nom il y a quelques années, soient devenues un enjeu si vital que les populations européennes subissent une chute brutale de leur niveau de vie ? Car, faut-il rappeler que ce n’est pas « la guerre en Ukraine » ou « l’agression de Vladimir Poutine » qui expliquent l’inflation délirante des prix de l’énergie, mais, pour l’essentiel, les sanctions occidentales et les représailles russes à ces sanctions.
Et pourquoi ne pas accepter la partition de l’Ukraine ? La Serbie, le Soudan, la Tchécoslovaquie était bien des pays unitaires il n’y pas si longtemps. On rétorquera que la scission de cette dernière était souhaitée par les deux groupes ethniques, mais n’est-ce pas le cas, au moins depuis 2014, d’une partie des habitants de l’Ukraine qui ne se sentent plus citoyens de ce pays ? Et, faut-il le rappeler, jamais dans l’histoire des sanctions n’ont abouti à la chute d’un régime, mais elles appauvrissent démesurément les citoyens européens et détruisent inutilement son industrie déjà si menacée par la Chine. Et qui le sera encore davantage lorsque la Chine et la Russie auront achevé la construction d’un double pipeline reliant ces deux pays, le prix d’achat du gaz ayant été négocié très favorablement par la Chine, ce qui anéantira un peu plus l’industrie européenne. A-t-on déjà vu en temps de paix (car selon la ritournelle, « nous ne sommes pas en guerre avec la Russie »), des dirigeants prêts à payer leur politique par la ruine de leurs économies et de leur population alors qu’aucun intérêt vital, ni même stratégique n’est en jeu ? En passant, les sanctions renforcent des pays aussi démocratiques que la Chine, l’Iran ou le Venezuela ou des autocraties islamiques dont le caractère autoritaire nous indiffère désormais. La défense de la démocratie est à géométrie très variable !
L’euro est au plus bas face au dollar. Les sanctions et les tensions pénalisent l’Europe mais guère les États-Unis qui en bénéficient dans au moins trois domaines : la production et l’exportation d’armements, de gaz et de pétrole ainsi que de denrées alimentaires. Ils ne seront pas aux premières loges si le conflit s’étend ou si l’Europe est confrontée à un nouvel afflux de réfugiés. Et alors que la Russie n’avait aucun intérêt à détruire les pipelines Nordstream, comment interpréter la déclaration du Secrétaire d’Etat Blinken voyant dans ceux-ci une « formidable opportunité » de réduire les importations européennes de gaz de Russie ? Et pourquoi refuser à la Russie de participer à l’enquête internationale alors que raisonnablement les soupçons pointent vers les États-Unis et le Royaume Uni ? Les Américains sont-ils vraiment ici nos alliés et nos amis ?
L’Occident a l’art de se faire des illusions, de saper ses propres intérêts et de se faire détester dans le monde. Poutine n’est pas si isolé que le disent les médias occidentaux. La Chine, l’Inde et le Brésil (40% de la population mondiale) se sont abstenus lors du vote du Conseil de sécurité visant « à ne pas reconnaître une pseudo-annexion des quatre régions ukrainiennes par la Russie ». En mars, lors du vote de l’Assemblée générale sur l’Ukraine, 22 pays africains ont fait de même ou n’ont pas participé au vote. Pourquoi devraient-ils penser que l’Ukraine est plus importante que les conflits au Yémen, en Éthiopie ou au Sahel ?
Croit-on sérieusement que les gouvernements et les populations des nombreux pays qui sont menacés de pénuries alimentaires voire de famine et voient les prix des denrées alimentaires et de l’énergie s’envoler, remercient l’Occident pour sa « fermeté » face à la Russie ? Croit-on sérieusement que la Chine, bien engagée dans la course pour la domination mondiale, trop heureuse de voir une Russie culturellement plus proche de l’Occident dépendre d’elle, va se distancier de la Russie comme on a pu le lire ici ou là ?
Si, comme le dit Elisabeth Borne, « la France veut rendre le coût de la guerre insupportable pour la Russie », il ne faut pas s’étonner que la Russie veuille rendre le coût de l’énergie insupportable pour les Français ! En Janus, Macron affirme qu’il faut « accepter de payer le prix de notre liberté et de nos valeurs », mais ces dernières ne sont nullement mises en péril par la Russie. Nous ne sommes ni dans les années 30, ni dans une guerre froide contre le communisme. En revanche, notre prospérité est, elle, directement menacée de même que notre sécurité si l’on suit les va-t’en guerre de Washington.
Dans l’intérêt de l’Europe et des Européens, il faut refuser le jusqu’au-boutisme de Zelensky, négocier avec la Russie la partition de l’Ukraine et lever les sanctions. A ce stade, une solution diplomatique est préférable à l’enlisement ou à l’escalade du conflit que Washington encourage. Ce ne serait pas moins louable que les Accords de Dayton qui ont mis fin à la guerre de Bosnie, consacrant une partition de fait, ou que l’indépendance du Kosovo, imposée par la force à la Serbie. Et au moins faudrait-il accepter d’en débattre, ce qui ne semble plus possible dans nos chères « démocraties ».