Mourir sur un brancard en 2023 : une fatalité, vraiment ?
Selon Samu-Urgence France, en décembre, 31 personnes seraient mortes sur des brancards dans les couloirs des urgences. Les services sont surchargés ce qui provoque des décès inutiles par semaine.
avec Philippe Juvin chef des urgences Hôpital Georges Pompidou
D’après Samu-Urgence France, de nombreux hôpitaux sont à court d’oxygène. Certains centres britanniques indiquent aux médecins généralistes par mail que les morgues sont pleines. De plus, il y a une surcharge des urgences causant jusqu’à 500 décès inutiles par semaine.
D’après Samu-Urgence France, 31 personnes seraient mortes en décembre sur des brancards dans les couloirs des urgences. D’où vient ce constat ? Quelle est la réalité de cette problématique ?
Philippe Juvin : Samu-Urgence de France – dont il n’est pas inintéressant de noter que François Braun en était le président jusqu’à son entrée au gouvernement – est une association d’urgentistes, très représentative, qui collecte un certain nombre de données qui nous donnent des indications. François Braun, lorsqu’il la dirigeait, avait lancé une initiative qui s’appelait le « no bed challenge » qui comptabilisait, chaque nuit, le nombre de patients qui dormaient dans les services d’urgence sur un brancard par manque de lits disponibles. Malgré une évidence sous déclaration, on avait pu constater que plusieurs dizaines de milliers de patients dormaient sur des brancards chaque année. Fort de cette expérience, SUdF a décidé de comptabiliser les patients qui mourraient dans les services d’urgence de manière « évitable », s’il y avait eu une prise en charge adéquate. La comptabilisation a commencé en décembre et l’association a recensé une trentaine de déclarations, avec une sous-évaluation évidente, puisqu’il s’agit d’auto déclaration, ce qui a poussé Marc Noizet, l’actuel président, à estimer que l’on pouvait envisager que le chiffre soit plutôt autour de 100 ou 150. Au-delà de ces données, il y a aussi un argument académique. La surcharge aux urgences, l’overcrowding, l’encombrement, est source de surmortalité et de surmorbité : on prend les patients en retard, moins longtemps, etc. Par exemple, face à un sepsis grave, si les antibiotiques ne sont pas administrés dans la première heure, cela cause une surmortalité. Pareil si AVC n’est pas pris en charge dans les trois heures.
Comment en sommes nous arrivés là, en Europe, et en particulier en France alors que nous dépensons tant dans nos services publics ?
D’abord, c’est un mouvement qui touche tous les pays. Les Britanniques ont le même problème notamment. Mais ce qui est effectivement frappant chez nous, c’est que malgré une dépense publique très importante, nous n’en avons pas pour notre argent. Il y a une inefficacité relative de la dépense publique. Compte tenu de l’argent mis dans la santé, on devrait avoir de meilleurs résultats. Et ce n’est pas vrai qu’en santé, c’est aussi le cas dans nos transports ou dans notre fonction publique. Je suis navré de voir nos services publics se dégrader (gares qui ferment, ponts mal entretenus, le niveau scolaire qui s’effondre etc.) malgré l’argent public investi.
Comment explique-t-on cette situation ?
La raison principale, c’est l’hyperbureaucratie. Plusieurs thinktank ont évalué le surcoût de la bureaucratie. Il est de l’ordre de 100 milliards d’euros. La complexification des procédures, le millefeuille administratif, l’hypercentralisation, etc. conduisent à de la dépense supplémentaire et de la redondance. Le regretté Patrick Devedjian avait travaillé à voir combien d’organismes publics étaient nécessaires pour permettre l’urbanisation en Ile-de-France. Au total, plus d’une vingtaine. Cela était source de dépense et de complexité.
Ensuite -et c’est le libéral qui parle-, je pense que les sociétés qui prospèrent sont celles qui font confiance aux individus. La suradministration qui caractérise notre pays est source de surcoût et d’inefficacité. Pendant le Covid, nous avons montré que plutôt que le pays des droits de l’homme nous étions celui de l’hyper contrôle administratif.
Est-ce que le secteur de la santé à des maux particuliers ?
Ce sont les mêmes problématiques. Le problème du manque de confiance dans les individus est valable à l’échelon d’un pays comme à celui d’un hôpital. L’hôpital meurt d’une hypertrophie administrative. Le rapport de la DREES 2022 souligne, encore une fois, l’hyper administration de l’hôpital public. Il suffit de regarder les équivalents temps plein des médecins et ceux des administratifs. Il y a plus d’administratifs que de médecins. Alors évidemment, il y a des personnels administratifs indispensables, comme des secrétaires médicales et autres, mais c’est aussi une technostructure qui complexifie le travail. La France ne fait pas confiance aux individus, elle veut les normer, les contrôler a priori. Et cela gêne le travail des médecins.
Ensuite, il y a évidemment une sous-dotation en hommes et en femmes, ce qui force à fermer des lits par manque de personnel. Mais il y a aussi une sous-dotation matérielle. Je suis frappé de voir la pauvreté des outils numériques dans les hôpitaux. Et la pauvreté des outils fait que l’on passe plus de temps à les utiliser donc moins auprès des patients. Il n’est pas normal de passer 70% du temps sur un ordinateur ou au téléphone, tous les deux très lents, plutôt qu’auprès d’un patient juste car les outils ne sont pas modernes. Il faut aussi redonner du sens aux métiers de la santé.
Ce qui se passe aux urgences est un symptôme de ce qui se passe dans le système global : en ville et à l’hôpital. Si la médecine de ville arrivait à voir les patients rapidement, avec les bons moyens, le temps nécessaire, il y aurait évidemment moins de gens aux urgences. De la même manière, si dans chaque hôpital il y avait tous les lits nécessaires, il n’y aurait pas besoin de garder des patients dans les couloirs. Les urgences témoignent du dysfonctionnement général du système.
On sait qu’il existe des solutions de long terme, mais comment faire pour éviter que 2023 soit l’année où plus d’une centaine de personnes meurent chaque mois sur des brancards ?
Je crois que notre drame est justement, qu’on ne prend pas des décisions de long terme. Chaque fois que je dis que nous manquons de médecins et d’infirmières, on me dit qu’il faut 3 ans ou 10 ans pour les former. C’est vrai. Mais si nous avions commencé il y a 3 ou 10 ans, nous aurions aujourd’hui du personnel formé. Mais votre question est de savoir comment agir à très court terme. Il faut d’abord se rendre compte que la situation actuelle est critique et peut enclencher un cercle vicieux. Le risque c’est que le personnel qui reste encore à l’hôpital décide de partir, usé par les conditions de travail ou la faiblesse des salaires. Et plus le personnel va partir, plus ceux qui vont rester vont faire face à une situation intenable. Il faut casser cette spirale. C’est en partie un sujet de rémunération. Il faut aussi, à très court terme, inciter tous les professionnels dans la nature à revenir pour remettre le bateau à flots. Et cela passe par des mesures salariales. Il faut aussi fournir un effort numérique, pour dégager du temps médical, ainsi qu’un effort normatif. Les professionnels sont noyés sous la norme qui leur vole du temps médical. Si j’étais aux affaires, je demanderais aux hôpitaux de publier quelques indicateurs simples, rendus publics, afin de permettre aux établissements de se comparer. Et que les patients puissent également le faire. On sait par exemple, qu’une fracture du col du fémur qui n’est pas opérée dans les 48h mène à de la surmortalité. On pourrait ainsi demander aux établissements de publier le temps entre la chute et le passage au bloc. Cette transparence conduirait à une amélioration des soins. Je crains que sans cela, la situation continue de s’aggraver, avec un risque de non-retour.
Est-il possible, à court terme, de récupérer des personnels soignants ?
Probablement. Mais il est frappant de noter qu’un pays comme le nôtre n’est pas capable d’avoir une vision précise de la réalité des effectifs. Quand on demande combien il y a d’infirmiers en France, on ne sait pas, car personne n’a les mêmes chiffres. L’action publique n’est même pas capable d’avoir le minimum de données nécessaires. Un chiffre qui circule est celui de 80 000 infirmières diplômées d’Etat qui n’exerceraient plus la médecine. Difficile de savoir si ce chiffre est vrai. Personne n’arrive à l’infirmer ou le confirmer. Mais on devrait effectivement avoir la possibilité de faire revenir rapidement des médecins et infirmiers qui ont arrêté de travailler ou travaillent moins. Cela passe par une amélioration des conditions de travail et une incitation salariale.
Y-a-t-il une forme de fatalité à la situation ?
La fatalité n’existe jamais puisque l’action des hommes peut changer des choses. L’action est possible, mais plus on tarde, plus on se rapproche du moment où la dégradation va s’accélérer.
A long terme, quelles sont les solutions ?
La démographie, plus de médecins, mais aussi une meilleure formation. Les Anglais ont décidé de doubler le nombre de médecins formés chaque année. Et ce pour une raison simple : pour un médecin qui part à la retraite, il en faut deux pour le remplacer. Un médecin d’aujourd’hui n’est pas, pour plusieurs raisons, un médecin d’hier. On a prétendu longtemps avoir les meilleurs services du monde et il devient évident que ce n’est pas le cas. Nous sommes à une croisée des chemins, si on n’agit pas rapidement, les choses vont continuer à se détériorer et un système à deux vitesses va se mettre en place, comme on commence déjà à l’observer.